Esther

Lorsque la nuit tombait, l’hiver, sur le bocage,

Chaque soir nous allions au village voisin,

Et nos bidons à lait résonnaient en chemin,

Tandis qu’Esther rentrait ses bêtes du pacage.

L’habitude faisant, sur le gros banc de chêne,

Nous allions nous asseoir à la table de bois

Où Esther déposait, à nos plus grandes joies

Des livres merveilleux aux histoires anciennes.

Et pendant qu’à l’étable, le pis chaud et pesant,

La Roussette rendait, à la traite, docile,

Son lait chaud et moussant dans le seau, qu’immobile

La fermière serrait entre ses pieds puissants,

Ma soeur et moi, heureux, dans la sombre cuisine,

Dévorions du regard l’image d’Epinal

Et nous tournions les pages d’un geste machinal,

Ne perdant pas un mot du précieux magazine.

Chaque soir répétait la scène de la veille

Et chaque soir Esther revenait en chantant,

Et nous goutions alors le lait chaud en riant

Tandis qu’Esther fermait les livres aux merveilles.

Mais un soir cependant, grandit dans le bocage

Une sourde rumeur que l’on ne comprit point

Et nos bidons à lait restèrent dans leur coin

Compagnons inutiles d’un soir sans voyage.

Et les livres de rêve, sous les piles de drap,

Fermés à tout jamais dans l’armoire de chêne,

Ont gardé pour toujours les secrets de leur scène

Parlant de vie, de mort, et nous baissions les bras

De n’avoir pas compris que meurent les fermières,

Que meuglent, le pis durci, les bêtes dans les champs

Et qu’il arrive aussi que pleurent des enfants

Quand dort sous la terre, une seconde mère…

J.C.Martineau